La chapelle des morts
Un petit oratoire sauratois communément appelé « Chapelle des morts » ou la « Chapelle »
Il est, à la pointe Ouest du village, enserré entre la nationale et le chemin de Pomiès, un minuscule coin de terre où s’élève une curieuse petite bâtisse d’apparence modeste et désuète, au profil plutôt sévère se découpant sur un arrière-plan de montagnes et de dense végétation.
Le visiteur distrait ou l’automobiliste toujours pressé ne lui consentent guère habituellement qu’un bref regard vaguement interrogateur. Il est vrai que nul ne leur tiendra rigueur d’ignorer que ce lieu et cet édifice sont chargés du souvenir d’une tradition séculaire dont sont encore imprégnés les représentants des dernières générations paysannes du pays de l’ubac : tradition attachée à l’ultime parcours des habitants du versant, quand, au terme d’une rude vie de labeur, venait l’heure d’amener le défunt, depuis son hameau, jusqu’à sa dernière demeure au village.
Impératif incontournable, synonyme d’une organisation et d’un rituel très précis : respecter en toutes circonstances l’heure prévue pour la cérémonie à l’église, suivie de l’inhumation au cimetière.
C’est là, dans cet oratoire baptisé dans le langage populaire « Chapelle des morts », que se situait le point de « transit » entre le parcours en montagne et le parcours en ville, depuis les multiples hameaux du versant : la Cousteille, Carli, Caillardé, Mélès, Le Besse, Bernécaut et bien d’autres.
Il n’y avait pas de routes carrossables à l’ubac à cette époque. Par ailleurs, il est clair que les circonstances d’un décès par essence aléatoires, obligeait à s’adapter à toutes les situations du moment, par tous temps et en toutes saisons, tout en disposant d’une marge de sécurité pour « assurer le coup » en toutes circonstances. D’où le rôle indispensable de la Chapelle dont la présence apportait la souplesse nécessaire pour s’organiser, et permettait de déposer le cercueil à l’entrée du village quelques heures avant la cérémonie à l’église, voire la veille pour le lendemain si les caprices du temps ou l’état des chemins en faisait nécessité.
Il n’y avait pas de pompes funèbres officiant à la campagne et c’était donc les habitants des hameaux eux-mêmes qui prenaient en charge l’organisation et le transport jusqu’à la Chapelle.
À une époque relativement lointaine, antérieure à la seconde guerre mondiale, le transport s’effectuait à bras d’hommes. Le cercueil était amarré sur deux longerons en bois spécialement fabriqués pour cet usage. Une équipe de huit hommes, tous issus des hameaux de l’ubac et volontaires de longue date, était mobilisée pour cette tâche, et opérait dans le cadre de relais parfaitement organisés.
Plus récemment, et avec l’accord des autorités municipales, le transport du cercueil s’effectuait par traineau tiré par une paire de vaches jointes classiquement au joug. Certes moins pénible et ne nécessitant pas la mobilisation d’une nombreuse équipe, ce mode de transport n’en exigeait pas moins, tout comme le précédent, une attention de tous les instants pour conduire en sécurité l’attelage sur les chemins pierreux, pentus et tortueux, souvent enneigés en hiver ou bourbeux au printemps.
Il arrivait parfois que des circonstances particulières, le plus souvent liées aux intempéries, amènent à prendre la précaution d’apporter le corps à l’oratoire la veille de la cérémonie. Dans ce cas une veillée très simple, beaucoup moins formelle que la veillée mortuaire à la maison était assurée sur place à l’oratoire par la famille, à laquelle pouvait se joindre des connaissances ou des parents du village.
Mais la plupart du temps la dépose et l’exposition à l’oratoire dans l’attente de la messe d’obsèques n’excédait pas quelques heures. Traditionnellement, la Chapelle servait de lieu de rassemblement pour les personnes de la campagne, voisins et amis, qui souhaitaient assister aux obsèques et pouvaient ainsi se rapprocher de la famille.
Venait enfin l’heure de la partie formelle des obsèques : le prêtre, suivi des enfants de chœur porteurs d’encensoir et précédant le corbillard municipal, venait prendre en charge le défunt à l’oratoire même. Un cortège se formait alors, qui descendait la Grand’Rue jusqu’à l’église de Saurat où se déroulait la messe officielle précédant l’inhumation.
Ainsi l’oratoire permettait d’assurer en continuité le difficile transfert du défunt du monde rural où il avait vécu vers le monde citadin qui l’accueillait pour sa dernière demeure.
À partir des années 70, la mise en place progressive, tant attendue, d’un réseau routier conséquent à l’ubac rendit le versant, au même titre que le Souleilhan, accessible aux moyens modernes de transport. Mais parallèlement la population des résidents autochtones n’avait cessé de décroitre depuis les années 50. Une mutation en profondeur était depuis longtemps en marche dans les façons de vivre et de mourir, et de plus en plus rare étaient les décès dans les maisons mêmes de l’ubac. Tout se qui se reliait à une fin de vie se passait désormais en ville ou à l’hôpital. Saurat, quelque fut la force de ses traditions, rejoignait ainsi le train de la modernité jusque dans les pratiques et les moyens d’accompagnement de la mort.
De fait, année après année, inexorablement, l’oratoire était de moins en moins utilisé, jusqu’à l’extinction complète de son activité. La petite chapelle désormais vide et solitaire voyait sa mission originelle s’effacer, et le souvenir de la coutume dont elle était le cœur s’estomper peu à peu dans les mémoires sauratoises.
Il n’en reste pas moins que le rôle social et culturel qu’elle a tenu à travers des générations fait partie intégrante de notre patrimoine. D’ailleurs, toutes les familles originaires de l’ubac ont eu un ou plusieurs de leur ascendant qui sont passés par cette étape de l’oratoire, et nombreux sont encore ceux qui attachent des souvenirs personnels, toujours émouvants, à cet édifice chargé d’un pan de mémoire de notre civilisation occitane.